inscriptions en relation
des traces coloniales aux expressions plurielles
— Interrelation linguistique et culturelle — Un texte de Ruedi Baur
Même si les langues qui y figurent ne correspondent pas à celles de notre étude, la « Pierre de Rosette », de Champollion, constitue l’objet emblématique des recherches décrites dans ce livre, comme plus largement des inscriptions plurilingues. L’histoire de son décodage montre comment une simple inscription permit d’accéder progressivement à une civilisation encore secrète. Mais cette pierre égyptienne nous permet également d‘aborder une question plus directement liée à notre recherche : celle des écarts entre les valeurs symboliques des différents systèmes d’écriture. En effet, figure sur ce support un même décret formulé en trois systèmes de caractères mais seulement deux langues. Au côté du texte en grec ancien, qui aida Champollion au décodage via le copte, le texte égyptien se trouve inscrit à la fois en hiéroglyphe et en démotique. S’il nous semble presque normal qu’un même système de signes puisse comme l’écriture latine, servir plusieurs langues ; cette tablette montre qu’une expression orale peut également se traduire en différents systèmes de caractères. Nos échanges de texto, à l’aide de glyphes, qui souvent remplacent ou complètent nos expressions écrites, devraient pourtant nous sensibiliser à ces possibles. Ils montrent que les différents systèmes d’inscription d’une même langue ne relèvent pas obligatoirement de processus de simplification dans lequel le nouveau prendrait la place de l’ancien. Il s’agit bien plutôt de systèmes d’expressions parallèles liés chacun à une symbolique ou un usage particulier.
Sachant par ailleurs que le processus de filiation, entre les écritures hiéroglyphe et démotique est aujourd’hui prouvé, il semble improbable que l’on se trouvait face à deux communautés de récepteurs chacune hermétiques à l’écriture de l’autre. Ne serait-il pas plus juste d’évoquer une complémentarité symbolique entre ses deux modes d’expression ? En effet les premières inscriptions en hiéroglyphe dépassaient, dans l’Egypte ancienne, les seuls échanges interhumains. Les pharaons s’adressaient aux dieux à l’aide de ces écritures cérémonials. Cet échange ne pouvait que valoriser leur propre pouvoir terrestre. Sur cette Pierre de Rosette, comme sur d’autres textes juridiques bilingues ou trilingues découverts depuis en Égypte (1), les signes hiéroglyphes n’ont donc probablement moins la fonction de transmission d’un contenu que celui de donner une officialité au propos en rattachant le propos au pouvoir des pharaons et à celui des dieux. Le système d’écriture officialise le propos alors que le texte en démotique montre au contraire que le contenu concerne le peuple et porte une dimension constitutionnelle commune à l’ensemble de la société en présence y compris à ceux s’exprimant en grecs (2).
Ce constat nous permet donc de compléter la réflexion de Barbara Cassin sur les traductions : Si « les différentes langues produisent des mondes différents dont elles sont à la fois les causes et les effets » (3) les systèmes d’écriture d’une même langue et même les différentes manières de traiter typographiquement un texte, influent sur ces imaginaires. En effet au même titre que les expressions d’un visage, d’un corps ou le ton de la voix influent sur le contenu d’une déclamation orale, l’écrit n’est en rien dépourvu de valeurs symboliques liés au dessin des caractères et des dispositions graphiques. En ce sens le décryptage de ce texte historique ne révèle pas uniquement de la relation entre des mots dont la signification pourrait posséder un certain écart dans chacune des langues mais bien aussi de symbolique intrinsèquement lié au système d’écriture comme en leur sein de mode d’expression graphique. En ce sens notre recherche relève d’une sensibilisation, encore bien incomplète, à l’intraduisible (4) non pas linguistique mais de celle de mondes symboliques liés aux familles d’écriture comme aux usages culturels de leurs expressions typographiques et graphiques.
Les prémices de cette recherche remontent d’ailleurs à la fin des années 90. Nous avions, dans le cadre d’un échange entre la classe de System Design que je dirigeais à Leipzig et une classe de graphisme de la Central Academy de Beijin, essayé d’établir à distance un « dialogue sémiotique » qui devait ne se baser que sur l’image (5). Cette expérience nous permit de nous confronter aux écarts symboliques de ces deux cultures. En choisissant la notion d’écart nous nous référons à l’approche du philosophe François Julien (6) pour qui « passer par la Chine, c’est tenter d’élaborer une prise oblique, stratégique, prenant la pensée européenne à revers, sur notre impensé. C’est à dire ce à partir de quoi nous pensons et que, par là même nous ne pensons pas » (7). Ainsi, si nous nous doutions que la symbolique et les significations de couleurs par exemple pouvaient varier entre les deux cultures ; l’idée, que l’ensemble de la syntaxe symbolique se construise en Chine sur la relation entre des éléments et non sur le signifiant d’une figure remettait plus fondamentalement en question ce que nous aurions tendance à considérer comme universel. La perception de ces écarts ne bouscule pas uniquement notre impensé, il introduit des nécessités de traduction sémiotique là où domine la croyance que notre lecture occidentale des signes et des symboles serait naturellement partagée par tous.
En choisissant de nous confronter aux inscriptions plurilingues, dans le contexte de notre première recherche SNF intitulée « Cohabitation des signes » nous ne souhaitions pas seulement analyser les effets formels de ces frottements typographiques de systèmes d’écritures différents mais comprendre les champs sémiotiques qui se trouvait ainsi rapproché (8). Le graphiste sait à quel point le choix d’un dessin de caractères n’agit pas uniquement sur la qualité de lecture mais également sur le cadre symbolique. Même si le caractère Helvetica et ses équivalents de la famille des bâtons semblent, particulièrement en Suisse, relever d’une sorte de passe-partout universel, l’un des desseins de la typographie est bien de donner forme à un message en faisant correspondre l’aspect des lettres et de leur disposition au contenu du texte. En ce sens le choix du dessin de caractères, leurs dispositions dans l’espace de la surface du support, leurs couleurs également, sont loin d’être neutres. S’ils facilitent la lecture, ils transmettent également une atmosphère en nous confrontant à des champs sémiotiques particuliers. Un peu comme en musique, diverses « interprétations typographiques » d’un même texte sont donc possibles, certaines renforceront le contenu du texte d’autres le réinterpréteront, voir même le trahiront. Cette dimension reste rarement intégrée aux réflexions linguistiques. Il est par exemple intéressant de constater que même le sémiologue Umberto Eco, qui dans son livre sur les expériences de traductions évoque rapidement ces interprétations en les intitulant « des substances différentes » limite leurs valeurs à de simples choix « esthétiques » (9). Comme d’autres philosophes, il réfute le fait que la typographie puisse avoir la capacité de modifier la perception du contenu d’un texte. Une des plus belles démonstrations contraires à cette pensée est certainement le livre du philosophe Jacques Dérida qui fut composé par le graphiste et typographe Günther-Karl Bose en caractères gothiques (10).
Un acte démonstratif pour prouver que même un texte humaniste peut se voir écrasé par le poids symbolique de cette police de caractères associée aux horreurs du nazisme. Au contraire, l’expérience d’une réinterprétation typographique d’une affiche de la propagande nazie dans un caractère moderniste en usage aujourd’hui montre que, sous cette nouvelle forme, les propos haineux se banalisent pour malheureusement sembler bien similaires à ceux des partis nationalistes actuels (11). Autres exemples nous rapprochant de notre thème de recherche : essayant de choisir une police de caractères pour un article sur mon travail, publié dans une revue de design de Shanghai, je fus naturellement attiré dans mon choix par des polices de caractères qui conservaient le geste du pinceau dans leur expression. Alors que je lisais dans ces interprétations calligraphiques une élégance contemporaine, toutes propositions allant dans ce sens furent rejetées par mes amis chinois, car ceux-ci percevaient en ces signes tout le poids de l’histoire, qu’ils souhaitaient dépasser. Le rapprochement de plusieurs systèmes de signes sur de mêmes supports pose donc non seulement la question de l’agencement typographique entre des familles de caractères dont les syntaxes formelles divergent mais également la préservation des expressions sémiotiques qui bien que le sens soit le même peuvent, comme on l’a vu ne pas répondre de même perception.
Dans le cas d’une expression plurilingue il ne s’agit donc pas uniquement de veiller à la bonne cohabitation formelle de signes provenant parfois de familles d’écriture différentes mais de comprendre la dimension symbolique de chacune des interprétations typographiques comme également de leur combinaison en sachant que ces dimensions symboliques, divergent d’une culture à une autre. Si ces écarts restent relativement modestes tant que l’on reste dans la désignation d’objets réels, ils prennent par contre de l’importance dès que les mots désignent des concepts. Différents workshops sur des thèmes ayants trait à des notions comme la pollution, l’innovation ou la paix montrèrent que nos repères grecs et latins se voyaient mis à mal par des formes de pensée basées sur de tout autres modèles qui si l’on les prenait au sérieux nous ouvraient des réelles alternatives à nos modes de pensée comme de représentation.
Au fur et à mesure de nos investigations notamment autour des notions d’orientation calendaire se précisa la compréhension de l’usage des caractères chinois comme syntaxe d’une culture millénaire du design d’information. Si dans nos schémas occidentaux les textes légendent et permettent de lire par un apport complémentaire l’illustration, le signe chinois participe intrinsèquement de la représentation visuelle, il est information, au point que sans sa présence le graphique perd souvent sa signification. Sa disposition, sa relation aux autres signes participe du signifiant. Pour comprendre et traduire certaines représentations il ne suffit donc pas de changer les textes de langues mais bien de traduire les images. À partir de cette compréhension une nouvelle recherche Snf s’imposa (12). Elle permit de rendre compte d’un écart encore insoupçonné. Celui qui a trait à l’explication à l’aide de graphiques. Ne peut-on même penser que le système d’écriture chinois basé sur des signes portant en eux leur signification incite à la représentation spatiale là où la structure abstraite de l’écriture latine favorisera tout naturellement la description linéaire. Dans un cas le caractère chinois participe activement du schéma, dans l’autre il le commente. Une barrière symbolique est ici placée entre texte et image. D’ailleurs notre travail de traduction de ces graphiques chinois a bien consisté à remplacer les signes mandarins par des figures qui permettaient de redonner au texte basé sur la structure syllabique latine son rôle traditionnel d’explication légendé de l’image.
Pour ne pas rester cantonné à la seule comparaison entre deux cultures, il nous semblait essentiel à l’issu de cette recherche, de complexifier cette rencontre plurilingue en venant enrichir l’axe de recherche d’un troisième système d’écritures lié à un nouvel espace symbolique. L’introduction de l’Arabe dans notre recherche avait plusieurs avantages. Tout d’abord elle plaçait la question de l’ornement typographique en tension latérale entre le « texte-graphique » chinois d’une part et la « linéarité-abstraite » des caractères latins d’autre part. Une analyse comparative de l’usage de ce système d’écriture depuis le Maroc jusqu’aux provinces Musulmanes de l’Empire chinois, montre par ailleurs les points de rencontre entre les divers systèmes, au point de même rencontrer des calligraphies arabes prenant des formes verticales en Asie. Il nous importait en cette phase de la recherche de dépasser l’approche homogène de ces systèmes en cartographiant les différences existant au sein de chacun d’entre eux et surtout en relevant les points d’influence qui pouvaient les relier (13).
Nous sommes conscients que le monde pluriel que nous appelons de nos vœux ne passera pas par le repli égoïste des sociétés sur elles-mêmes. Dans le contexte de l’interdépendance croissante de nos cultures, comme dans celui de la disparition massive des langues de notre planète, il paraît nécessaire de mieux connaitre les relations mais également les différences entre les modes d’expression à la fois visuels et verbaux. Celles émanant de cultures éloignées se rencontrant à présent sur de mêmes supports de communication. Celles qui permettent de percevoir des alternatives à nos modes de pensée dominants. La médecine, bien avant d’autres disciplines, a compris que derrière chaque disparition linguistique toute une culture thérapeutique s’effaçait. Mais c’est parfois au sein d’une même langue, encore bien vivante, voir même dominante, que disparaissent les particularités sémiotiques. Notre recherche sur les signes de la paix (14) a bien montré que la diversité symbolique se trouvait encore plus en danger que celle ayant trait aux langues.
Évidence : les modes d’expression d’une culture ne relèvent pas seulement de la langue orale et de leur transcription écrite. Gestes, rituels, modes de pensée, syntaxes, usages et signification de signes, représentations permettant de s’imaginer de mêmes concepts, figures emblématiques, constituent le fondement de chaque particularité culturelle. Dans le contexte de la domination extrême de la culture et des modes d’expression occidentaux, il semble essentiel de ne pas réduire la pluralité culturelle à la seule préservation de patrimoines linguistiques. Si derrière, la disparition d’une langue, s’anéantit tout une culture, inversement le mode de pensée qui couvre tous les aspects de la vie, de la santé, de l’ailleurs, de l’échange, du devenir. Simultanément même la plus isolée des cultures se trouve aujourd’hui en relation d’interdépendance avec d’autres, informées et influencées par celles-ci. Il ne s’agit donc plus de se consacrer à l’une d’elle sans prendre en compte l’ensemble de celles interagissant avec elle. En ce sens, c’est bien sur ce lien transculturel qu’a essayé d’agir notre recherche, certainement avec des maladresses, voir même pire avec des restant de cette pensée coloniale si profondément ancrée dans nos sociétés occidentales.
Ruedi Baur, Décembre 2018
(1) Notamment le décret de Canope qui concerne, entre autres, l’instauration d’un calendrier solaire comprenant 365 jours ¼.
(2) "Les dimensions symboliques des écritures cérémoniales fut étudiée dans nos ouvrages La loi et ses conséquences visuelles et Face au Brand territorial." Ruedi Baur, La loi et ses conséquences visuelles, Das Gesetz und seine visuellen Folgen, Textes Baur R., Thiery S., Legendre P., Heiz A.W., Lars Müller Publishers, Zurich, 2005. Face au brand territorial, Ruedi Baur, Sébastien Thiéry, Don’t brand my public space. Lars Müller Publishers, Zurich. Texte Baur, R., Absence remarquée du drapeau de notre planète, pp. 68-128. Le livre émane d’une recherche développée à l’Ensad et à la Head—Genève, 2013.
(3) Barbara Cassin, Éloge de la traduction, Compliquer l’universel, Ouvertures, Fayard 2016, page 48.
(4) "Les intraduisibles sont des symptômes, sémantiques et/ou syntaxiques, de la différence des langues, non pas ce qu’on ne traduit pas, mais ce qu’on ne cesse de (ne pas) traduire." Barbara Cassin, Éloge de la traduction, Compliquer l’universel, Ouvertures, Fayard 2016, page 54.
(5) Bogen Nr. 9A Visueller Dialog, Beijin-Leipzig Prof. Ruedi Baur et Prof. Yu Binnan, 1998. Projet auquel a participé Ulrike Felsing, étudiante de la classe System Design de la Hgb, Leipzig
(6) "L’écart se révèle une figure, non pas d’identification, mais d’exploration, non pas de rangement, mais de dérangement faisant paraître, de ce fait, non pas une identité, mais ce que je nommerai une fécondité" François Julien, Il n’y a pas d’identité culturelle, Éditions de L’Herne, 2016.
(7) François Julien, L’écart et l’entre, Leçon inaugurale de la chaire sur l’altérité, Éditions Galilée, 2012
(8) Recherche FNS „Cohabitation entre les signes chinois et latins“ débutée en XXX achevée en XXX.
(9) Umberto Eco, Dire presque la même chose. Expérience de traduction. Éditions Bernard Grasset Paris, 2003, page 304.
(10) Jacques Derrida, meine Chancen, Verlag b&b.
(11) Expérience développée dans le cadre de l’institut Design2context (2004-2011) ZhdK Zurich.
(12) Recherche FNS
(13) Malheureusement cette troisième phase de la recherche qui rassemblait des typographes et calligraphes de tout le monde arabe ne reçut pas le soutient de la FNS. Elle cherche encore un soutien financier.
(14) Encyclopédie de la Paix
— Inscriptions coloniales et hospitalières — Cartes mentales
— Expressions plurielles — Aravrit
"Aravrit" Typeface, Liron Lavi Turkenich
Aravrit est un projet utopique imaginé par Liron Lavi Turkenich.
Cette typographe israëlienne à inventer un système d'écriture expérimental d'hybridation entre l'hébreu et l'arabe. Chaque lettre est composée du moitié de lettre arabe sur sa partie supérieure et hébreu sur la moitié inférieure
Aravrit is is a project of utopian nature, designed by Liron Lavi Turkenich.
This Israeli typograph imagined an experimental writing system presenting a set of hybrid letters merging Hebrew and Arabic. Each letter is composed of Arabic on the upper half and a Hebrew on the bottom half.
— La dimension symbolique des inscriptions en langue multiple
— Un texte de Ruedi Baur
Débutons par le souvenir d’une inscription en plusieurs langues en une ville d’Europe centrale guère portée sur le multilinguisme par ailleurs. Devant l’Hôtel de ville, celle-ci avertissait les personnes lisant l’anglais, le russe, l’italien et le français du risque qu’elles encouraient en dérobant des marchandises dans les véhicules stationnés en ce lieu. Ces quelques mots, figurant sur un panneau officiel, parvenait à diffuser une atmosphère de suspicion bien au delà de son champ de visibilité. Et malgré les multiples expériences positives vécues en cette ville, l’image de cette expression traduite restera à jamais inscrite dans mon esprit. J’ai ressenti un effet similaire alors que je décodais un panneau de bois calligraphié placé à l’entrée d’une ville du golfe persique. Il nous rappelait en anglais que le dieu de ce pays n’avait pas vocation à nous protéger. Ces exemples nous permettent d’imaginer la perception que peuvent ressentir ceux que nous devrions accueillir et protéger lorsqu’ils comprennent que les rares inscriptions s’adressant à eux relèvent en grande part de la médisance, voire d’un autoritarisme postcolonial.
En négatif, l’effet de ces phrases sur le ressenti d’un lieu et d’une situation permet de comprendre l’importance que peuvent prendre les quelques mots bienveillants dits ou écrits dans la langue de l’arrivant. Je tiens ainsi à rendre hommage à tous celles et ceux qui reprennent les pratiques montagnardes des partisans et des résistants pour accueillir et aider le franchissement des Alpes à ceux que les lois inhumaines des nations empêchent de circuler. Je souhaite parsemer leurs parcours de poésie en espérant que ces petites phrases sauvages écrites dans les langues du monde parviendront à nous donner l’espoir d’un monde où chacun peut se déplacer et s’arrêter à sa guise. Nous savons à quel point la poésie nous aide à surmonter l’immonde de cet irrationnel trop rationnel qui enferme et empêche. Il ne s’agit pas de fuite dans l’irréel mais de la recherche de mots et de formes qui parviennent malgré les stratégies de séduction, de manipulation, les fausses politesses et les beaux discours à juste partager ce qui nous émeut.
En ce sens, le projet « Voyage entre les langues », tel que nous l’avons envisagé, relève du dépassement du seul rapprochement des langues officielles d’un pays et de l’inscription de leur littérature dans l’espace public. Ce possessif pose d’ailleurs problème. Il avait déjà eu du mal à se définir lors de notre précédent projet : « La Phrase » (1). Pouvait-on par exemple considérer les écrits d’un « étranger » (2) aussi célèbre soit-il, enfermé dans la prison de la ville comme relevant du patrimoine local ? Plutôt que de partir de cet attachement ou de cet enracinement patrimonial de la littérature à un lieu, nous avons préféré, pour le projet décrit dans ce livre, considérer la culture littéraire à travers l’ensemble des habitants en présence. Sur cette base pouvait donc se constituer un corpus poétique venant particulariser chacun des six lieux choisis en différentes régions linguistiques de la Suisse. Aux liens entre les langues officielles de la Suisse venait donc se rajouter le plus vaste plurilinguisme de leurs habitants. Ainsi la somme de l’ensemble des voyageurs s’étant arrêté en ces espaces aura enrichi par leurs souvenirs littéraires, ceux qui furent et qui sont encore travaillés dans le pays. Se rencontrent ainsi les souvenirs des pays d’enfance, les textes des pays traversés, aimés, visités, ceux parcourus dans les « bibliothèques monde » de Jorge Luis Borges comme d’Édouard Glissant. Considéré ainsi, un trésor poétique extraordinaire se voit donc rassemblé là où cette diversité cohabite, moins riche là où les habitants enracinés s’isolent, se désintéressent et se dessèchent dans la croyance de la productivité de leur monoculture.
Mais cette richesse se trouve souvent profondément enfouie. On ne la trouve que fort rarement présente dans les archives et les bibliothèques locales. Les langues ainsi transportées restent invisibles. Si certaines parviennent à dépasser l’espace privatif pour se laisser entendre sur la place publique, elles ne semblent en Europe que très rarement oser l’inscription. Des quartiers comme les Chinatown de New York et San Fransisco où une communauté parvient à imposer sa langue dans l’espace public semble insurmontable dans nos contrées et la bonne centaine de langues présentes dans certaines villes ou quartiers ne laisse aucune trace. N’inscrit pas qui veut dans nos cités planifiées. L’expression est vendue. La langue officielle de l’autorité avertissant et règlementant se partage le territoire avec celle de la séduction publicitaire. Le reste relève de l’illégalité. Pourquoi le citoyen devrait-il s’exprimer publiquement ? Et s’il veut vraiment le faire qu’il n’utilise pas des mots venus d’ailleurs. Réduit à l’oralité ces langues et ces cultures transportées se fragilisent. Elles ne parviennent plus à se transmettre hors du cadre restreint de la communauté. La pression socio-psychologique de ce qui se voit intitulé intégration poussera les nouvelles générations à même délaisser les langues de leurs aïeux comme si elle les empêchait, comme s’il fallait en avoir honte. Réserver au seul cadre familial ou communautaire, sans espace d’expression publique, ces langues finissent par devenir identitaires basculant ainsi du moyen d’échange au code d’exclusion. Sous la chape de l’inscription monolingue qui ne sait dire sa réalité pluriculturelle, se cristallisent des modes d’expression manquant de légalité.
Pour combattre ces replis, ces effacements, ces discrédits, ces exclusions, ces silences, seule l’inutilité essentielle de la poésie pouvait agir. Autour de ce qui échappe, mais que l’on perçoit, ce qui reste si difficile à traduire peut se recréer une relation qui dépasse celle de la fonctionnalité de notre quotidien. Il fallait donner une forme à ces mots venus d’ailleurs comme d’ici pour qu’ils disent cette tentative de décolonisation linguistique de nos espaces publics (3). Il fallait choisir, composer, relier en fonction du contexte. Nous avons choisi de calligraphier ces morceaux de culture dans leur version originale, sans en révéler le contenu, sans traduire, en laissant ceux qui ont le savoir linguistique transmettre le sens des mots en espérant que la curiosité incitera les autres à s’adresser à elles et eux. Mais ces particularités culturelles, ces diversités linguistiques ne pouvaient ni se voir isolées, ni comme le veut notre société néolibérale se placer en concurrence. Si l’on voulait exprimer cette richesse translinguistique il fallait faire émerger les liens et cultiver les relations. Montrer que l’addition de nos cultures diverses forme ce tout-monde si réjouissant. Que les enrichissements mutuels passent par le langage.
Beaucoup n’entendront pas, seul certains s’arrêteront pour lire. C’est ainsi la poésie. Ceux qui se seront ouverts auront perçu qu’un dialogue pouvait s’établir à l’aide de ces simples mots. La présence de ces écrits donne une place admise, presque officielle, à l’existence locale du pluriel. Geste symbolique, certes mais qui peut transformer une atmosphère sans pourtant, n’ayez crainte, faire disparaître les particularités locales. Car, comme le mentionnait déjà Goethe "Celui qui ne connaît pas de langues étrangères ignore sa propre langue" (4).
Ruedi Baur, Avril 2018
(1) La Phrase, Mons, 2015. Ref. « La Phrase, expérience poétique urbaine », Gallimard-Alternatives 2016.
(2) Paul Verlaine fut enfermé deux ans à la Prison de Mons, où se développa le projet « La Phrase »
(3) Notion inspirée d’une discussion avec Anne Stoler et Marie Josée Moundzain.
(4) Johann Wolfgang Goethe, Maximes et réflexions.
— Bibliographie
Essais
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— DERRIDA Jacques, Le monolinguisme de l'autre , éditions Galilée, Paris, 1996
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— GLISSANT Edouard, L'imaginaire des langues: Entretiens avec Lise Gauvin, Paris, Gallimard, 2010
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Litterature
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